La loi Renseignement est un projet de loi qui s’inscrit dans une suite de réforme débutée en 1991 et visant à encadrer l’action du renseignement intérieur par différents moyens, en y apposant un véritable cadre législatif, afin de sortir du non-droit habituellement réservé au renseignement (on pense à la DGSE et au secret défense qui empêche les juges d’avoir accès a de nombreuses informations lors de procès législatifs ou judiciaires.). L’un des (nombreux) problèmes qui soulève l’opinion est le fait que cette loi est portée en « urgence » par le gouvernement, c’est à dire qu’elle ne dispose pas du temps de débat (de 6 à 8 mois) habituellement réservé à ce genre de législation.
En substance, cette loi est travaillée depuis plus d’un an, mais médiatisée par la tentative de passage en force dont elle fait objet. Juristes et ingénieurs se rejoignent sur la dénonciation de ce procédé, particulièrement peu approprié dans le cadre d’une loi aussi importante. Les points clés sont également la légalisation de pratiques jusque illégales (ou a-légales ?) à des buts de contrôle démocratique. La mise en place de dispositifs de surveillance de masse a aussi été vigoureusement discutée. Sans surprise, tous les intervenants ont campés sur leurs positions. Rien de bien constructif donc, mais au moins les arguments des uns et des autres ont étés entendus. J’ai été intéressé, mais néanmoins un peu déçu par le fait que les questions de fonds n’aient presque pas été abordées.
Dans le cadre luxueux des locaux parisiens de la fondation Mozilla s’est tenu, le mardi 7 Avril 2015, un événement un peu particulier : un débat public organisé par OuiShare pour pallier à l’absence chronique de discussion organisé autour de la loi Renseignement 2015. Mozilla Paris est situé boulevard Montmartre, juste à côté du Hard Rock Café. Après être monté par un somptueux escalier, on arrive dans la salle de conférence.
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— Monique Brunel (@webatou) 16 Décembre 2014
Le port de la barbe semble être un prérequis pour rentrer ! Je fus néanmoins un peu surpris (soulagé ?) de ne compte qu’un seul fedora… C’est d’ailleurs assez fou comme décalage : des geeks dans un décor baroque. The Social Network a décidément bien su reproduire la patte stylistique du passionné d’IT. Et qui vive le sweat à capuche !
Ces gens là vont sauver le monde.
Le débat commence donc avec plus de 30 minutes de retard.
L’intervenante de OuiShare introduit rapidement le sujet et balance la parole telle une patate chaude à la première intervenante, en lui laissant soin de se présenter elle-même. Laurence Blisson porte l’avis très critique du Syndicat de la Magistrature. D’abord il y a un problème d’ordre procédural. L’absence de possibilité débat. En utilisant une procédure accélérée sur un sujet touchant de manière aussi fondamentale les libertés individuelles, la majorité génère confusions et peurs qui ne seraient peut-être pas présentes avec du temps pour expliquer, et un semblant de pédagogie ! Elle rappelle que le projet de loi porte sur le renseignement intérieur (bien plus qu’extérieur), et non sur le cas particulier du terrorisme. « Le renseignement n’est pas naturel en démocratie, il faut un débat serein. »
Après 5 à 10 minutes de vibrante introduction sur son enfance au Brésil, Eduardo Rihan Cypel, député PS de la 8è circonscription de la Seine et Marne, explique que « cette loi ne sort pas d’un chapeau » et qu’elle sert à adapter la DGSI au « changement de paradigme du milieu des années 90 » opéré par la révolution digitale. L’ambiance se réchauffe très clairement aux alentours de 20h20, lorsque le député insiste sur la nécessité de cette loi et le fait qu’elle respecte les libertés individuelles, et même qu’elle les promeut !
Bertrand Warusfel, Docteur d’État en Droit a travaillé sur la commission qui doit être mise en place pour remplacer la CNCIS dans le cadre de la nouvelle législation. « On aurait pu avoir ce débat il y a un an ». Pour lui la nouvelle loi ajoute le processus démocratique au renseignement intérieur, car elle suppose (dans sa forme actuelle) l’aval du Premier ministre pour toute intervention de RI, ainsi que l’avis consultatif (mais traditionnellement respecté) d’une entité nouvelle, la CNCTR.
En digne représentant de la FFDN et la Quadrature du Net, Benjamin Bayart intervient pour recentrer le débat sur la technique, et la polémique des « boites noires », non sans apporter son soutien au point de vue du Syndicat de la Magistrature : « ce texte est trop important pour être rushé ». Pour lui le problème de fond est que pour examiner des données suspectes, il faut bien les avoir reçues au préalable, hors cela suppose de fait une forme de surveillance de masse. « Dans surveillance des données suspectes il y a surveillance des données » « Une analyse de la dangerosité, ou du potentiel terroriste d’une donnée est une analyse de très haut niveau qui nécessite absolument une analyse de TOUT. Au préalable. ».
Daniel Martin, Président de l’Institut International des Hautes Etudes de la Cybercriminalité et ancien des renseignements jette un froid dans le débat d’un « Il faut recruter 60000 fonctionnaires pour être au niveau des chinois ! ». Profitant de ce moment d’incrédulité il continue sur la nette amélioration apportée par l’existence même de cette loi : « Enfin une loi publique ! Et non secrète » et illustre qu’elle advient dans un moment ou la DGSI crée son service indépendant vis à vis de la police judiciaire. Il est immédiatement retoqué par un membre de l’assistance qui lui signale que l’argument « il vaut mieux quelque chose plutôt que rien », n’en est pas un. Ce qui ajoute une dose de confusion au débat.
La représentante du Syndicat de la Magistrature convient de la bonne volonté de la loi, qui cherche à encadrer. Néanmoins il y a deux problèmes majeurs :
- La CNCTR, où le premier ministre agit sans contrôle indépendant.
- Le texte prévoit des conditions exceptionnelles pour bypasser le premier ministre.
« Il faudrait un vrai contrôle systématique et à priori, par une autorité indépendante ». De plus, dans le projet de loi actuel, le premier ministre décide de tout, avec la CNCTR qui ne donne qu’un avis consultatif. « L’État de droit est construit sur l’idée de ne pas se remettre à la bonne foi des agents ! ».
Appuyant ces propos, Benjamin Bayart ajoute la problématique de la surveillance généralisée, et demande si la « protection des intérêts économiques de la France » comme présentée dans le projet de loi ne pourrait pas porter atteinte à l’innovation. Quid également des lanceurs d’alertes ?
Pour répondre à ces attaques, Bertrand Warusfel rappelle : « Il est légal pour l’État de prendre des décisions pour réduire nos libertés sans l’aval du juge judiciaire ou administratif. Le juge doit en revanche intervenir à posteriori. » Il illustre ceci avec l’exemple d’un oligarque russe qui déjeune à Orly : il faut être capable de prendre la décision de poser un micro pour l’espionner dans un délai extrêmement court !
Une question du public : « Et si le FN obtenait cette loi ? ». L’universitaire répond du tac au tac : « La loi mettrait des bâtons dans les roues du FN, puisqu’il y aurait un cadre là ou auparavant c’était le flou. » Et Eduardo Rihan Cypel de renchérir « Le FN n’a pas besoin de cette loi pour foutre la merde. »
Laurence Blisson reprend alors (difficilement) la parole, après que le député PS ai été retoqué par l’assistance pour sa condescendance et sa propension à s’adresser à la magistrate par un « chère madame » plus que redondant (et bien entendu pas un seul « cher monsieur » lorsqu’il s’adresse à un mâle). Cette loi manque de critères précis. « Il ne sert à rien de poser une loi qui laisse la même liberté qu’avant (ou presque) au renseignement intérieur. Il faut tout faire juridiquement pour éviter la récupération politique » Le caractère flou de la loi s’illustre également par la peur générée par la notion de « sécurité nationale », non explicitée dans la loi. « Comment garantir la liberté des syndicats ? Des manifestants ? Des lanceurs d’alertes ? » on entend dans le public.
Une question fuse, posée par un contributeur au projet TOR (dument applaudit) : « Cette loi va surveiller les mauvaises personnes, celles qui n’utilisent pas TOR ! » « Pour ceux qui utilisent TOR nous utilisons dés technique de surveillance ciblée » répond M. Rihan Cypel « Alors à quoi sert donc cette loi sur la surveillance de masse ? ». Absence de réponse, la salle jubile.
Un débat dont le caractère confus sera certainement ressorti dans mon compte rendu. J’aurai aimé que l’idée même d’encadrer des services secrets, qui doivent opérer par définition sous le radar, soit débattue. Si le problème se pose différemment que l’on étudie le renseignement intérieur, ou bien le renseignement extérieur, n’y a-t’il pas néanmoins ici un nœud important dont il aurait fallu débattre ? A force de vouloir centrer le débat sur la technique pure, ou bien sur la théorie de la surveillance de masse, n’avons-nous pas oublié le principal : les citoyens doivent-ils tout savoir dans l’état de droit ? Voilà une question qui fait peur, et qui aurait dû être posée.
Pour aller plus loin :
- http://www.numerama.com/magazine/32728-loi-renseignement-vote-solennel-prevu-le-5-mai-2015.html
- http://www.theverge.com/2015/4/6/8352435/john-oliver-edward-snowden-last-week-tonight
- http://sous-surveillance.fr/#/
Sources :
Eventbrite de l’évenement
Merci beaucoup pour ce compte-rendu Yves-Pol. C’est intéressant.
Je continue de pense que cette loi est opportuniste. On légalise des choses sous le prétexte qu’elles sont déjà beaucoup pratiquées… légalisons un bon nombre de drogues dans ce cas ! D’autre part, le jugement en référé permettrait de donner rapidement les moyens aux services d’agir tout en gardant le contrôle du pouvoir judiciaire. Quant à l’oligarque russe qui est à l’aéroport : vaut-il mieux donner des moyens démesurés à nos services ou louper une transaction oculte en Gazprom et je-ne-sais-qui ?
Déjà que la LOPSI(2002), LCEN(2004), la LOPSSI 2(2011), la LPM(2014), et la dernière loi de lutte contre le terrorisme (automne 2014) étaient loin d’être parfaites, mais là c’est le bouquet !
Malheureusement, tout le monde se doutait de la chose dès l’attentat contre Charlie Hebdo : https://www.dumaine.me/wordpress/?p=367